Sur les traces de l’argent des migrants, de la Belgique au Burundi

Chaque année, les migrants transfèrent 550 milliards d’euros vers leur pays d’origine. Une manne considérable. Souvent, l’argent transite par des sociétés de transfert de fonds, comme Western Union ou MoneyGram, qui prélèvent au passage de juteuses commissions. Des projets existent pour faire mieux travailler cet argent au profit des pays pauvres.

Une fois par mois, Jean-Paul Ngendakumana se rend au bureau Western Union de la gare du Midi, à Bruxelles. Il dépose une centaine d’euros en liquide, en échange desquels il reçoit un code à douze chiffres. Un tirage de loterie? Non, les numéros sont un précieux sésame grâce auquel il pourra transférer cet argent à sa famille au Burundi. Il envoie le code par SMS à son frère, Janvier, qui peut retirer l’argent, converti en francs burundais, quelques heures plus tard dans n’importe quelle banque de Bujumbura.

L’immigration de Jean-Paul a été une aubaine pour la famille“, explique Janvier, que nous avons rencontré dans la capitale burundaise. “Cela a permis d’espérer que notre situation financière s’améliore. Nos parents sont vieux. Leurs revenus n’arrivaient pas couvrir toutes les dépenses familiales. Chaque mois, Jean-Paul envoie de l’argent pour payer les frais de scolarité de ses deux petits frères qui sont à l’université privée (300 000 francs burundais par trimestre équivalent à 150 euros). Il paie aussi les frais de scolarité de nos cousins paternels (12 000 Fbu par trimestre, l’équivalent de 10 euros)“. Sa générosité ne s’arrête pas là. Il aide occasionnellement à payer le loyer et, à chaque événement social important, depuis les mariages jusqu’aux levées de deuil en passant par les dots des proches, il apporte sa contribution, dont le niveau dépend du degré de parenté avec les concernés. Au total, Jean-Paul contribue entre 50% et 70% aux dépenses familiales. “Dans notre pays lorsque les gens savent que ton fils vit à l’étranger, ils comptent sur toi financièrement dans ce genre de cérémonies. Et tu ne dois pas les décevoir“, explique son frère.

Les tarifs des compagnies de transfert d’argent sont structurés pour ponctionner les pauvres.

L’intéressé confirme. Chaque mois, ce sont 100 à 200 euros de son salaire d’employé du Colruyt qui repartent en Afrique. “On n’a pas le choix, il faut assumer“, sourit-il.

Parfois, il opte pour une méthode plus informelle: comme il existe deux vols de Brussels Airlines par semaine qui font les navettes de Bruxelles à Bujumbura, il cherche des Burundais qui rentrent au pays pour apporter l’argent à sa famille. Une pratique courante parmi les Africains de Belgique, qui n’hésitent pas à remettre leur argent à de parfaits inconnus).
“De cette manière, je ne paie pas le transfert”, explique Jean-Paul. C’est que les tarifs de Western Union et de ses concurrents sont conséquents. Chaque fois qu’il envoie 100 euros, il s’acquitte d’un forfait de 5 euros. Ce tarif devient négligeable si le montant des transferts augmente, mais il est proportionnellement très élevé pour les petits envois. En moyenne, les frais s’élèvent à 8% dans le secteur.

La multinationale américaine se défend de pratiquer des tarifs exorbitants. Le coût s’expliquerait notamment par les “grandes difficultés” à mettre en place un système fiable à travers le continent africain, en raison de réseaux de télécommunications sous-développés, mais aussi de la fraude. Difficultés qui obligent Western Union à investir massivement dans son réseau, mais qui ne l’empêchent pas d’octroyer chaque année de confortables dividendes. En 2014, la firme a ainsi distribué 265 millions de dollars à ses actionnaires.


Les tarifs des compagnies de transfert d’argent sont structurés pour ponctionner les pauvres“, n’hésite pas à affirmer Dilip Ratha, l’expert attitré de la Banque mondiale. Cet économiste d’origine indienne sait de quoi il parle. Débarqué aux États-Unis avec seulement un billet de 20 dollars en poche il y a vingt ans, il a travaillé pour payer ses études tout en envoyant régulièrement de l’argent au pays. Il est aujourd’hui l’un des spécialistes mondiaux des “rémittences” – le terme sous lequel sont connus les transferts des migrants. Il milite pour que la question soit prise au sérieux par les gouvernements.

Petits ruisseaux, grandes rivières

Il y a 232 millions de migrants internationaux dans le monde“, argumente Dilip Ratha. “S’il existait un pays peuplé uniquement de migrants internationaux, il serait plus grand en population que le Brésil, et son économie serait plus large que celle de la France. Environ 180 millions d’entre eux, issus de pays pauvres, envoient régulièrement de l’argent à la maison.

Pour les pays qui en bénéficient, ces montants ont une importance considérable. En Égypte, par exemple, les transferts représentent plus de trois fois les revenus tirés du Canal du Suez! Et dans les pays les plus pauvres, comme la Somalie ou Haïti, les rémittences sont une vraie bouée de sauvetage pour de nombreuses familles. Leur impact positif a été reconnu par de multiples études: au Salvador, par exemple, on a mesuré un taux d’échec scolaire plus faible dans les familles qui reçoivent des rémittences. Au Mexique ou au Sri Lanka, le poids à la naissance des enfants est plus élevé parmi les familles qui en bénéficient.

Zaventem transfer

À l’aéroport de Zaventem, dans le hall des départs, juste avant les contrôles des voyageurs, quelques Rwandais sans ticket d’embarquement scrutent. Ils cherchent à qui ils pourraient confier une enveloppe ou un mini colis pour l’acheminer en direct à Kigali, là où un oncle ou une sœur attendra le voyageur-facteur pour réceptionner son petit paquet. Un système de transfert informel, gratuit, connu de tous et rapide, basé uniquement sur la confiance! Solidarité oblige, personne ne refuse de rendre ce service… sauf les gens pressés qui ne peuvent chipoter à Kigali pour retrouver l’oncle ou la sœur. Ces transferts très informels ne sont évidemment pas repris dans les statistiques.

Au Burundi, les 100 euros mensuels de Jean-Paul s’additionnent à d’innombrables autres transferts pour aboutir à une petite cinquantaine de milliards d’euros par an. Un montant qui n’est pas loin d’égaler celui de l’aide au développement dont bénéficie le pays.

En 2014, les rémittences mondiales ont atteint 550 milliards d’euros, dont 405 à destination des pays en développement. C’est trois fois plus que l’aide que ceux-ci reçoivent des pays riches! Cela représente également environ deux tiers des investissements étrangers qui affluent dans ces pays. 
Et contrairement à l’aide et aux investissements, les rémittences sont stables: elle ne disparaissent pas à la première crise politique ou économique.

Les transferts ont même tendance à augmenter en période de crise. Ainsi, après le tremblement de terre à Haïti, les émigrés ont envoyé d’importantes sommes d’argent au pays. Ces flux financiers agissent donc comme de véritables assurances face aux imprévus.

Cette manne précieuse devrait être intégralement consacrée au développement, estime Dilip Ratha. Les gouvernements “devraient se fixer l’objectif de faire baisser le coût moyen des rémittences de 8 à 1%. Cela libérerait un montant de 30 milliards de dollars par an, plus que toute l’aide bilatérale que reçoit l’Afrique. Ou plus que toute l’aide au développement des États-Unis“.

Accroître la concurrence entre Western Union, Moneygram et les autres compagnies de transfert d’argent est une manière d’y parvenir. L’apparition de nouveaux acteurs a déjà permis de faire un peu baisser les prix. Mais les idées ne manquent pas pour faire travailler réellement l’argent des migrants au profit de leur pays d’origine. M.Ratha suggère par exemple d’émettre des placements à destination de la diaspora. D’autres imaginent d’appliquer les principes de l’économie sociale et solidaire au secteur du transfert de fonds.

Tontines et coopératives

Dans les communautés des migrants de Belgique, certains font plus qu’y songer. “Si tu me demandes comment résoudre le problème du chômage au Sénégal, moi j’ai la solution“, affirme avec aplomb Pape Sene, un Sénégalais installé chez nous depuis longtemps, qui a dirigé la coordination des émigrés. Ce spécialiste de l’économie solidaire connaît bien les tontines, ces organisations de femmes d’Afrique de l’Ouest qui cotisent pour financer à tour de rôle leurs petits projets professionnels. En y harnachant l’argent des migrants, les moyens pourraient être décuplés, au point de dégager “tous les fonds nécessaires à l’industrialisation” du pays, estime-t-il. “Nous n’aurions besoin d’aucun bailleur de fonds“.

Un bon d’État pour le diaspora

Vous vous souvenez du bon d’État Leterme? Au beau milieu de la tourmente financière de 2010, le premier ministre de l’époque avait appelé les Belges à acheter un petit bout de la dette du pays. Non sans succès, puisque la manœuvre avait permis de récolter 5,7 milliards d’euros. Pourquoi ne pas lever l’argent des migrants de la même manière? Pour l’instant, des milliards dorment sur des comptes bancaires rémunérés à taux zéro. Si les pays en développement émettaient des bons d’État pour leurs ressortissants émigrés, payés à 3 ou 4%, ils pourraient récolter des montants substantiels. Israël, qui a un lien très fort avec sa diaspora, récolte ainsi un milliard par an depuis 1961. L’Inde a quant à elle levé près de 10 milliards au tournant du siècle. Pourtant, le potentiel de ces “diaspora bonds” est encore sous-exploité.

Il projette de mettre sur pied une coopérative d’épargne et de crédit, qui collecterait l’argent des migrants en Belgique pour en redistribuer une partie sous forme de crédits au Sénégal. Gérée par les migrants eux-mêmes, la coopérative offrirait en Afrique des meilleures conditions que les institutions privées de microcrédit. “Car malgré leur bonne réputation, celles-ci n’hésitent pas à pratiquer des taux usuriers”, dénonce Pape Sene.

Si tu me demandes comment résoudre le problème du chômage au Sénégal, moi j’ai la solution.

Les projets d’un Sénégalais isolé semblent bien utopiques au regard d’un marché dominé par les multinationales des transferts de fonds. Il n’est pas sûr que les coopératives envisagées soient à la hauteur de ses espoirs. Les transferts restent en effet surtout intrafamiliaux: aucun migrant ne souhaite placer tout son argent dans un pot commun. Les montants transférés servent en outre surtout à payer les dépenses de consommation courante, en particulier dans les pays les plus pauvres. Aucun impact significatif sur l’investissement et la croissance économique n’a été mesuré, même si des études ciblées laissent entrevoir des possibilités). Les obstacles réglementaires et financiers sont également réels: monter une coopérative de crédit nécessite des fonds et des autorisations.

Mais pas de quoi décourager Pape Sene, qui croit en son projet. À défaut de révolutionner le marché des rémittences, il pourrait réussir à orienter un peu plus de moyens vers des biens publics nécessaires au développement. Cela ne serait déjà pas si mal. Jean-Paul, lui, trouve que ça serait une “très bonne idée”. En attendant qu’une telle coopérative se crée pour les migrants burundais, il continuera de se rendre chaque mois au guichet de Western Union pour aider sa famille, un transfert à la fois.

Le Burundi un pays en crise

Le Burundi traverse actuellement une profonde crise politique. Nous avons interviewé Jean-Paul en décembre à Bruxelles, au lendemain d’une nouvelle nuit sanglante à Bujumbura, dont le récit s’égrenait au fil des messages reçus sur son téléphone portable. Réélu pour un troisième mandat contesté, le président Pierre Nkurunziza mène une répression féroce contre ses opposants. Leurs corps sont retrouvés au petit matin dans les rues de la capitale. Les médias sont bâillonnés. Dans ce contexte, l’agence de presse Iwacu est l’une des dernières à fournir une information indépendante sur la situation. L’une de ses journalistes, Lyse Nkurunziza, a contribué à notre dossier sur l’argent des migrants, même si le sujet semble bien anecdotique au regard de l’actualité tragique.

 

 

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