Une loi sexiste génératrice de violences

La loi belge sur le séjour: une loi sexiste génératrice de violences

Introduction

En Belgique, de nombreuses femmes et filles arrivent chaque année par regroupement familial pour rejoindre un conjoint ou un parent. Pendant les cinq premières années, leur carte de séjour dépend de la vie commune avec celui ou celle qu’elles sont venues rejoindre. Alors, lorsque cette personne est violente, la carte de séjour devient une arme. Et, plus précaire sera sa situation administrative, plus l’emprise de celui-ci ou celle qu’elle est venue rejoindre sera grande.

Depuis plusieurs années, la permanence socio-juridique du CIRÉ accueille, informe et accompagne dans leurs démarches juridiques et administratives des femmes et des jeunes filles venues pour des raisons familiales en Belgique et qui subissent des violences conjugales ou familiales. Certaines se sont mariées à l’étranger et sont arrivées ici dans le cadre d’un regroupement familial, d’autres sont arrivées en Belgique avec un visa de visite familiale et ont introduit leur demande de regroupement familial sur le territoire. D’autres encore sont arrivées déjà mariées avec un visa de visite familiale, ou même sans visa. Notre service a vu une augmentation du nombre de situations de ce type ces dernières années et en reçoit actuellement deux à trois chaque semaine.

La présente analyse revient sur trois situations, trois histoires de femmes que nous avons accompagnées cette année et pour lesquelles il n’a pas toujours été possible de garantir une protection. Cette analyse vise à illustrer la diversité des situations administratives dans lesquelles les femmes étrangères victimes de violences se trouvent, les limites du cadre de protection existant et la fabrique de séjour irrégulier et de violences que constitue la règlementation actuelle sur le séjour en Belgique.

Christine, 34 ans, Guinéenne, carte F1, réside en région de Bruxelles-Capitale et est en attente d’une décision de l’Office des étrangers

Son histoire

Christine est originaire de Guinée. Elle a 34 ans. Elle a une petite fille de 12 ans qu’elle élève seule. En 2017, elle rencontre en Guinée son futur mari, de nationalité belge. Après plusieurs voyages en Guinée, il lui propose le mariage qu’elle accepte et le couple se marie le 2 novembre 2019.

1: La carte F est un document de séjour délivré aux membres de famille d’un·e citoyen·ne de l’Union européenne ou assimilé·es (ressortissant·e de Suisse, Islande, Lichtenstein ou Norvège), de plus de 12 ans, qui ont demandé un séjour dans le cadre du regroupement familial avec un·e citoyen·ne de l’Union européenne (ou assimilé·e).

Elle arrive en Belgique en novembre 2020 dans le cadre d’un regroupement familial avec lui et s’installe à Bruxelles avec sa fille, dans la maison familiale occupée par son mari et sa maman, propriétaire de la maison.

Quand nous la rencontrons à la permanence, elle a peur, elle est perdue. C’est la première fois qu’elle en parle. Elle subit des violences de la part de son mari et de sa belle-mère depuis son arrivée en Belgique et elle ne voit pas d’issue pour s’en sortir. Elle ne connaît personne d’autre ici. Depuis qu’elle est arrivée dans la maison familiale, elle n’est clairement pas la bienvenue. Elle est régulièrement victime d’injures et de propos racistes et sexistes de la part de sa belle-mère qui va jusqu’à organiser la venue d’une personne à la maison pour lui apprendre comment on vit, on mange, on se comporte en Belgique. Elle subit aussi des violences physiques (des cris, des coups), des violences sexuelles (rapports non consentis), psychologiques (isolement, dénigrement, insultes…) et financières (privation de biens de première nécessité et d’aliments qui la contraignent, alors que son mari travaille, à demander l’aide alimentaire). Sa fille est continuellement témoin des violences qu’elle subit. Quelques mois après son arrivée en Belgique, elle tombe enceinte, elle se réjouit de cette grossesse, mais son mari et sa belle-mère ne partagent pas sa joie. Cet enfant coûterait trop cher. Elle sera tellement mise sous pression qu’elle sera contrainte d’interrompre sa grossesse.

Elle voudrait partir, se mettre à l’abri avec sa fille et recommencer sa vie. Mais son mari lui a dit que si elle partait, les autorités la placeraient en centre fermé et l’expulseraient vers la Guinée. Elle est venue pour construire une famille, elle ne peut pas rentrer, pas comme ça.

Après plus d’un an de violences, elle trouve le courage de porter plainte à la police. Lorsqu’elle vient au CIRÉ, nous l’orientons vers un centre d’hébergement pour les femmes victimes de violences conjugales et familiales pour un accompagnement psycho-social d’abord, et peut-être aussi pour un hébergement qui lui permettrait de quitter enfin le domicile conjugal. Parce que Christine ne sait pas où aller.

Le Centre la prend en charge. Elle sera d’abord inscrite sur liste d’attente, car le nombre de demandes est élevé. Ce n’est que le 13 avril 2022 qu’une place se libère et qu’elle peut quitter la maison où elle subit encore quotidiennement des violences.

Quelle protection prévue par la loi?

Disposant toujours d’une carte de séjour de type F sur base du regroupement familial avec son mari belge, nous avons pu demander le maintien de cette carte sur base de l’article 42 quater §4, 4°de la loi du 15.12.1980. Cet article est l’une des “clauses de protection en cas de violences conjugales” prévues par la loi sur le séjour des étranger·es.

Mais cette clause est en réalité formulée comme une exception à la possibilité, pour l’Office des étrangers, de mettre fin au séjour d’une personne venue dans le cadre du regroupement familial avec un Belge ou un Européen, lorsqu’il n’y a plus d’installation commune. Cette disposition prévoit que dans ce cas, lorsque des situations particulièrement difficiles l’exigent, par exemple, si la personne a été victime de violences dans la famille et/ou de faits de violences visés aux articles 375, 398 à 400, 402, 403 ou 405 du Code pénal et si elle démontre qu’elle dispose de ressources suffisantes pour de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale belge et qu’elle dispose d’une assurance maladie, l’Office des étrangers peut décider de maintenir son séjour en Belgique .

Cette disposition laisse donc à l’administration en charge du séjour en Belgique un pouvoir d’appréciation relativement large. Aucun délai contraignant n’est par ailleurs prévu par la loi pour décider du maintien ou non du séjour en Belgique.

Dans le cas de Christine, nous disposions d’un nombre assez important de preuves des violences subies (PV de police, attestations médicales, suivi chez une psychologue, hébergement dans un centre pour victimes de violences…). C’était un “bon” dossier. Nous avons donc demandé le maintien de son séjour à l’Office des étrangers et complété régulièrement son dossier pendant un an sur base des informations qu’elle nous transmettait. Car, malgré les difficultés rencontrées, elle réussit tant bien que mal à remonter la pente. Diplômée en comptabilité en Guinée, elle entame des démarches d’équivalence de diplôme auprès du NARIC et des démarches de recherche d’emploi. Elle termine aussi son parcours d’intégration à Bruxelles et, afin de pouvoir subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille, elle décide de suivre une formation d’aide-ménagère via la mission locale de sa commune. Elle réussit ainsi à trouver du travail en intérim et déménage dans son propre appartement.

Malgré cela, fin mars 2023, soit près d’un an après notre courrier de demande de maintien de séjour à l’Office des étrangers et, bien qu’elle se trouve tout à fait dans les conditions de maintien de séjour prévues par la loi, nous n’avions toujours pas reçu de réponse de l’administration et Christine était toujours dans l’incertitude de son avenir avec sa fille en Belgique.

Olivia, 35 ans, Brésilienne, attestation d’immatriculation de 6 mois, réside dans une petite commune de la Région wallonne

Son histoire

Le 23 février 2023, nous recevons un appel lors de la permanence téléphonique de l’après-midi. Il s’agit d’Olivia. Elle est Brésilienne, maman d’une petite fille de 9 ans. Elle habite une petite commune de la province de Liège. Elle nous dit avoir très peur. Elle subit des violences de la part de son mari depuis plusieurs mois. Elle a vécu en Belgique plusieurs années sans carte de séjour, puis elle a rencontré cet homme et l’a épousé quelque temps plus tard. Grâce à lui, elle a pu introduire une demande de regroupement familial et recevoir une “carte orange”. Elle a aussi pu terminer une formation en esthétique. Mais depuis quelques jours, elle a quitté la maison, car les menaces et les violences vont crescendo. Après lui avoir porté des coups au visage, son mari l’enferme dans le jardin, laissant sa petite fille seule à l’intérieur. N’en pouvant plus et craignant pour sa vie et celle de sa petite, elle décide de quitter la maison, y laissant toutes ses affaires personnelles. Elle trouve refuge chez une amie brésilienne.
Nous lui fixons un rendez-vous rapidement pour faire le point sur sa situation administrative, car nous savons qu’une décision de retrait de séjour peut vite être prise, si l’Office des étrangers est informé du fait qu’il n’y a plus d’installation commune.

Le 28 février, lors de son rendez-vous au CIRÉ, elle nous explique qu’après le dernier épisode de violences, ne sachant pas quoi faire et à qui s’adresser, elle s’est immédiatement rendue auprès de sa commune pour y trouver de l’aide. C’est la seule administration qu’elle connaît. La voyant arriver blessée, avec des hématomes sur le visage, la fonctionnaire communale qu’elle rencontre l’oriente de suite vers la police et lui conseille de se rendre à l’hôpital. Ce qu’elle fait.

Olivia nous explique qu’elle est encore dans l’attente de sa carte de séjour sur base du regroupement familial avec son mari. Elle est en séjour temporaire actuellement, sous attestation d’immatriculation valable jusqu’au 15 mars 2023, date à laquelle elle est censée obtenir sa carte F, si elle et son mari entrent dans les conditions du regroupement familial (vie commune, revenus stables et suffisants, mutuelle et logement dans le chef de son mari). Dans ce cas de figure, nous savons qu’une démarche de maintien de séjour ne peut pas être entreprise, car elle ne dispose pas encore de sa carte F.

Nous prenons alors contact par téléphone avec le service population de sa commune. La fonctionnaire qui a reçu Olivia nous dit avoir été particulièrement choquée de la voir dans cet état et semble avoir été attentive à sa situation.

Moins de quinze jours après son premier appel, Olivia nous téléphone, complètement paniquée, depuis la maison communale où la fonctionnaire que nous avions eu au téléphone vient de lui retirer sa carte orange. Nous sommes le 8 mars.

Nous contactons dans la foulée la fonctionnaire en question, qui nous explique avoir simplement “exécuté les instructions de l’Office des étrangers” et n’avoir “pas eu le choix que de signaler l’abandon du domicile” par Olivia. Nous écrivons à la commune afin de savoir si les raisons pour lesquelles Olivia a quitté la maison, à savoir les violences qu’elle subissait et dont la commune a été directement informée ont également été signalées à l’Office des étrangers. Notre mail reste sans réponse.

Olivia est aujourd’hui en séjour irrégulier. Elle est accompagnée d’une avocate spécialisée en droit familial et en droit des étrangers, mais nous savons que la seule option qui s’offre à elle est d’introduire une demande d’autorisation de séjour exceptionnel sur base de l’article 9 bis de la loi du 15 décembre 1980. Une démarche de régularisation, laissée au pouvoir discrétionnaire le plus total de l’Office des étrangers et pour laquelle elle devra démontrer les circonstances exceptionnelles qui l’empêchent de retourner au Brésil, et d’autres qui expliquent les raisons pour lesquelles elle demande un séjour en Belgique.

Quelle protection prévue par la loi?

Aucune. Les clauses de protection prévues par la loi du 15 décembre 1980 en cas de violences conjugales ou familiales ne s’appliquent qu’aux personnes déjà en possession d’une carte de séjour (A ou F) et pas aux personnes dans l’attente de cette carte de séjour, comme c’est le cas d’Olivia. Ces personnes n’ont pour option que de rester ou de retourner vivre au sein du foyer violent, sous emprise, ou de devenir “sans papiers”.

Pour Olivia, rien ne garantit que la demande de régularisation aboutisse. Même si elle vit ici depuis plusieurs années, qu’elle parle parfaitement le français, que sa fille est scolarisée, qu’elle a ici des proches et même quelques membres de famille, et qu’elle travaille comme esthéticienne depuis deux mois, son sort sera entre les mains du ou de la fonctionnaire de l’Office des étrangers qui traitera son dossier de régularisation.

Ajola, 29 ans, Albanaise, sans carte de séjour, réside en région bruxelloise

Son histoire

En avril 2023, nous sommes contacté·es par un policier d’une zone de police bruxelloise qui fait face à une situation de violences graves envers une dame, sans papiers, arrivée en Belgique il y a plusieurs années. Elle a deux enfants et vit en couple avec son compagnon, également sans papiers. Elle a subi des violences graves de la part de son compagnon et père de ses enfants, dont ceux-ci sont régulièrement témoins. Quand elle est arrivée en Belgique en 2007, elle a introduit une demande d’asile, mais celle-ci n’a pas abouti. Elle est Albanaise du Kosovo et la Belgique considère qu’il s’agit d’un pays d’origine sûr. Elle a rencontré son compagnon en Belgique. Sa famille, qui vit au Kosovo, est opposée à cette relation. Elle est seule ici, elle ne parle pas français et dépend de son compagnon à tous les niveaux.

C’est suite aux appels de plusieurs voisins que la police interviendra à son domicile. Plusieurs fois. Au regard de la gravité des violences, une ordonnance de protection est prise par le tribunal, empêchant Monsieur de regagner le domicile conjugal jusqu’à nouvel ordre. Ajola finira par déposer plainte contre lui, mais elle est encore totalement sous son emprise et dépend de lui pour survivre. Un dossier est ouvert auprès des services de protection de la jeunesse.

Quelle protection prévue par la loi?

Aucune. Pour les femmes qui n’ont jamais eu, ou qui n’ont plus de carte de séjour, c’est l’article 9 bis de la loi du 15.12.1980 qui constitue la seule possibilité d’introduire une demande d’autorisation de séjour pour “circonstances exceptionnelles” depuis le territoire belge. Or, cette disposition n’offre aucune garantie de protection effective aux femmes sans papiers victimes de violences, puisque la demande de régularisation basée sur l’article 9 bis est soumise au pouvoir discrétionnaire le plus absolu de l’Office des étrangers, en l’absence de critères légaux.

Pour Ajola, le premier obstacle qui se présente à elle pour l’introduction de la demande 9 bis est son coût: 343 euros! Elle ne sait pas où trouver cette somme, car elle dépend financièrement de son partenaire violent. Elle n’a par ailleurs aucune garantie que cette demande aboutisse positivement car, pendant des années elle a vécu sous son emprise, sans possibilité de s’insérer dans la société, d’apprendre le français, de mener ses projets. Mais elle n’a pas le choix: si elle n’introduit pas cette demande, les services de police et de protection de la jeunesse risquent de prendre des mesures pour l’éloigner de ses enfants.

Conclusion

Dans cette analyse, nous avons voulu montrer que, si la violence conjugale ou familiale subie est la même, la protection dont les victimes vont pouvoir bénéficier dépend entièrement de leur situation administrative. La protection dont elles vont ou non pouvoir bénéficier va aussi dépendre des informations dont elles disposent ou non, des services auxquels elles vont s’adresser, des personnes plus ou moins attentives ou suspicieuses sur lesquelles elles vont tomber. Mais nous en sommes convaincu·es: une minorité de femmes et de filles poussent la porte des services et seront protégées.

Si différents instruments de lutte contre la violence conjugale ont été mis en place par les autorités belges et que ces outils ont vocation à s’appliquer à toute victime de violence, quelle que soit sa situation de séjour, dans la pratique, les femmes étrangères victimes de violence conjugale ou intrafamiliale sont étrangères avant d’être victimes et ne seront pas nécessairement protégées par la loi. Elles risquent même, comme nous l’avons vu dans ces histoires, en s’adressant aux autorités (commune, police, Office des étrangers…) de se voir enfermées et expulsées de force du territoire. Donc, de subir une double violence.

De nombreuses femmes, victimes de violence conjugale ou familiale finissent par disparaître, par sortir des radars, tombant dans le séjour irrégulier et la précarité et se retrouvent souvent, à nouveau, sous emprise (de partenaires, d’employeurs, de trafiquants…).

Nous avons aussi voulu souligner à quel point l’accès des femmes venues pour des raisons familiales en Belgique à la protection contre les violences était restreint, difficile et long à obtenir. Et à quel point la loi sur le séjour en général, et les dispositions sur le regroupement familial en particulier étaient peu attentives aux questions de genre, voire sexistes, en raison de la dépendance administrative engendrée par le cadre du regroupement familial d’une part, et par l’absence de dispositions protectrices en matière de séjour, notamment dans le cadre de la régularisation.

Tant qu’on ne modifiera pas la loi sur le séjour des personnes étrangères pour en faire une loi attentive et intégrant les questions de genre, des femmes continueront à subir une double violence, administrative ou institutionnelle.

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